Le cinéma entre art et industrie : une dialectique inhérente au 7ème art ?

Par Stanislas Wicker

Jean-Luc Godard a déclaré : « Le cinéma est une pensée qui prend forme, une forme qui pense. ». Le septième art serait l’égal de la philosophie, de l’histoire ou de la littérature. Le cinéma a de tout temps été, un objet et un lieu d'une pensée qui s'inspire de références multiples et qui influence en retour des modes de réflexion divers. Le cinéma est généralement abordé en tant qu’art, et l’on adhère volontiers à cet engagement passionné ayant pour vocation d’exalter une poétique, de promouvoir une théorie exigeante autour des œuvres. « Par ailleurs le cinéma est une industrie ». C’est ainsi qu’André Malraux conclut son ouvrage Esquisse d’une psychologie du cinéma (1946). Il est indéniable que le cinéma reste le seul art dont l’essence est industrielle. Inventé par des scientifiques, mis en place par des mécaniciens, c’est le premier art dont l’origine est intrinsèquement industrielle. Walter Benjamin affirmait en 1935 que la reproduction industrielle détruit inévitablement l’aura des œuvres qui y perdraient en authenticité. Pour autant l’histoire de l’art au cours du XXe siècle a montré que la création reste au cœur de l’œuvre même lorsqu’elle est reproduite. On peut aller plus loin en disant que la reproduction technique est constitutive du cinéma. A ce titre, le cinéma est l’art moderne par excellence. Son ambivalence est finalement essentielle pour questionner le statut, les limites et le rôle de l’art dans les sociétés contemporaines. Qui dit échelle industrielle dit commerce. Le cinéma a cela de particulier que son créateur a l’obligation de prendre en compte le spectateur sans pour autant devenir esclave du spectateur. In fine, la réelle dichotomie du cinéma serait plutôt : art ou divertissement. Le cinéma est de constitution hybride dont l’ambiguïté est riche de tensions qui contribuent grandement à son alchimie créative et à sa plasticité conduisant à renouveler sans cesse la question de la définition. La multiplication des écrans, le développement des plateformes SVOD et les évolutions des pratiques culturelles relancent les interrogations sur son identité et son devenir.

L’essor des plateformes de SVOD bouscule nos habitudes de consommation mais aussi l’ordre établi. Le cinéma se consomme aujourd’hui dans le métro, entre deux rendez-vous à la pause déjeuner et sur IPhone. Si les salles restent le lieu idéal pour un voir film, sortir un film sur 3000 écrans peut coûter 20 millions de dollars, et seulement une petite fraction de cette somme pour le sortir en SVOD. Le pendant « divertissement » menace de prendre le pas sur le pendant « artistique ». L’arrivée du digital menace en un sens la grandeur artistique du cinéma, le replaçant au simple rang de produit de consommation. Pour autant, de réelles opportunités de développement et de croissance apparaissent dans ce nouvel horizon. Face au numérique, Thompson (The $11 Billion Year) qui compare cette révolution technologique à celle de l’introduction du son, ne voit qu’une solution : « s’adapter ou mourir ».

Alors comment réinventer l’architecture de financement du cinéma français ? Dans son « Rapport sur le financement privé de la production et de la distribution cinématographique » (2018), Dominique Boutonnat, directeur du CNC, prône une régulation intégrant ces nouveaux acteurs. On peut citer deux principales pistes de réflexions. D’une part renforcer le CNC en lui donnant plus de moyens : une taxe de 2% sur le chiffre d’affaires réalisé par des entreprises comme Netflix a été instaurée. L’idée est d’imposer aux plateformes des obligations similaires à celles des chaînes qui doivent reverser une partie de leur CA dans la création audiovisuelle. D’autre part, la chronologie des médias se doit d’intégrer dans la discussion les nouveaux acteurs majeurs du marché, i.e. les plateformes. Cette chronologie des médias organise la diffusion des films après leur exploitation dans les salles de cinéma. Plusieurs supports (sortie en DVD et Blu-ray, Canal+, vidéo à la demande, télévision, SVOD, etc.) se succèdent au fil des mois, selon des règles particulières (comme le niveau de financement de la production ou le nombre d’entrées en salle). Si une plateforme veut sortir un film en salle, elle devra donc attendre un certain temps avant de pouvoir le proposer à ses abonnés sur sa plateforme online. Ce qui est contraire au principe phare des plateformes, à savoir la sortie « day and date » du film, soit une sortie le même jour sur le maximum de supports de diffusion. C’est un système qui a notamment pour objectif de protéger les exploitants en salle car si un spectateur veut voir un film, il devra aller le voir dans une salle de cinéma ou bien attendre qu’il soit disponible sur la plateforme en question. Pour autant, exclure ces plateformes du débat n’est pas si vertueux puisque cela n’incite pas les plateformes à investir dans le cinéma français. C’est le principe de la « victime cachée » de Jean Tirole. C’est pourquoi, inclure ces nouvelles parties prenantes. En ce sens, un réaménagement de la chronologie des médias est entré en vigueur le 10 février 2022. Le temps d’attente pour exploiter un film par les plateformes après sa sortie en salle a été divisé par deux (Netflix passe de 36 à 15 mois, Amazon prime et Disney + de 36 à 17 mois) en contrepartie d’une obligation d’investissement dans la production française qui leur est désormais imposée.

Il convient de préserver le modèle de l’exception culturelle tout en faisant évoluer les modalités de financement pour faire face aux nouveaux entrants. En somme, pour que la balance entre art et divertissement reste équilibrée, il faut donner à la production française des moyens de devenir plus autonome.