Cinéma : quelle place pour la liberté de création ?

Par Marie-Eve Metz

Le cinéma a été porté au pinacle en 1923 en décrochant le titre de septième art. Cette appellation a pourtant été largement débattue, les enjeux financiers lui étant liés ne pouvant le détacher de son caractère industriel. André Malraux lui-même écrivait : “le cinéma est un art, et par ailleurs une industrie”.

A une époque où la production de contenus est foisonnante, les enjeux commerciaux et de financement sont plus cruciaux que jamais. La question se pose alors de la place de la pensée esthétique dans la recherche de recette commerciale du film.

La question du financement

A l’inverse de la peinture, de la poésie ou de la musique, qui n’ont pour seule limite que l’imagination de leurs auteurs, le cinéma a la spécificité de devoir articuler les désirs de ses scénaristes et réalisateurs avec la capacité de financer le film dans sa matérialité par le producteur. Un film n’en devient un qu’une fois que le réalisateur lui aura donné une existence matérielle, en sons et en mouvements. Réaliser, c’est donc bien rendre réel, et ainsi contraindre l’imaginaire aux possibilités du vivant. Ce passage du monde vaporeux des idées à une réalité solide et pratique nécessite des moyens financiers amenés par le producteur, qui se fait l’agent de la raison. Il influence le film, non pas par ses capacités créatives, mais par sa capacité à le fabriquer.

  • En France, patrie du cinéma et de “l’exception culturelle”, les sources de financement sont nombreuses et élevées. Parmi elles, les financements publics se caractérisent par une intervention forte de l’Etat au travers d’aides financières automatiques ou sélectives octroyées par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Ces aides sont en constante augmentation (+37% en cinq ans) pour encourager la création. En outre, du côté du privé, les SOFICA (sociétés pour le financement du cinéma et de l’audiovisuel) permettent à des entreprises ou des particuliers d’investir dans un film tout en réalisant une économie d’impôts.

Financer un film reste néanmoins spécialement coûteux. Le budget moyen atteint 4,4 millions d’euros en moyenne en France. Dès son travail d’écriture, le scénariste est donc conditionné par les contraintes budgétaires liées au tournage. La plupart du temps, en phase de développement, un travail de réécriture doit être fait pour adapter le film au budget envisagé. Le réalisateur doit alors endosser une double casquette, à la fois de réalisateur et de producteur délégué, pour s’assurer d’une part que le film puisse être fait malgré les contraintes budgétaires, tout en respectant le projet initial. Bien souvent, il est nécessaire de devoir renoncer à des acteurs, des décors, de la musique, voire des scènes entières pour respecter le budget octroyé à un film. C’est ainsi que, fatalement, la liberté artistique se trouve confrontée aux contraintes matérielles imposées pour le coût de leur concrétisation.

Une autre question qui continue de faire débat dans cette liberté de création est la participation des chaînes de télévision au financement du cinéma, notamment lorsque l’investissement se fait en parts de production. La filiale de production, par son apport financier, est alors en droit de discuter le contenu de l’œuvre et tient bien souvent à choisir, par exemple, les acteurs, qu’elle souhaitera “bankable” ainsi que des scénarios plus grand public. Ce double rôle de producteur et de diffuseur accuse un conflit d’intérêt qui poussera à une recherche d’audience en vue d’augmenter les recettes publicitaires plutôt qu’à un travail artistique pur.

Alors que l’auteur en littérature peut librement laisser courir sa fantaisie sur le papier sans d’autre contrainte que celle, éventuellement, de la morale, le scénariste, le réalisateur, ne peuvent eux se permettre d’imaginer que dans le cadre restrictif d’un triangle formé par l’artistique, l’économique et le commercial, comme l’énonce Patrick Sobelman.

Des contraintes financières moteur de créativité ?

Ces contraintes peuvent néanmoins s’avérer être moteur de plus de créativité, en forçant le réalisateur ou le scénariste à jouer d’atours et de détours pour élaborer un film cohérent et original malgré un budget imposé. Dans le cas du célèbre Massacre à la Tronçonneuse, le jeune Tobe Hooper ne disposait que de 140 000 dollars pour réaliser son film, et ne pouvait donc se permettre d’y intégrer une bande son originale. C’est pour pallier cette absence d’ambiance musicale que son choix s’est tourné vers la tronçonneuse comme instrument macabre. A défaut de musique, il fallait au moins qu’il y ait du bruit.

De la même manière, Sean Baker avait filmé la virée de deux transsexuelles dans Tangerine avec son téléphone pour des raisons budgétaires. L’utilisation du smartphone pour filmer est désormais reconnue comme un réel choix artistique, notamment par Steven Soderbergh dans le tournage de son prochain film Unsane.

Concurrence et loi du chiffre

En tant que spectateurs, on peut se réjouir de la floraison de nouveaux contenus. Cette concurrence exponentielle présente cependant le risque pour les producteurs de devoir se tourner vers des recettes de scénarios rentables plutôt que vers des idées nouvelles. Alors qu’en 2017, la production de films français a atteint un nouveau record avec 300 films produits (chiffres du CNC), la plupart de ces films ne parviennent pas, ou très peu, à être diffusés sur grand écran : dans le marché actuel, les 10 premiers films occupent 93% des écrans, ce qui témoigne d’un dangereux manque de pluralité dans les salles. Cette situation a pour résultat une augmentation du nombre de blockbusters, plus recherchés par les multiplexes, au détriment des productions indépendantes.

Afin de survivre dans ce marché et de capter une audience plus large, notamment à l’international, nombre de producteurs cherchent à vendre leurs contenus aux plateformes qui répondent, quant à elles, à la loi du chiffre et de la performance : si Netflix défend une liberté de création totale et sa volonté d’attirer des talents, il n’en reste pas moins que de nombreux producteurs se sentent bridés par des contraintes de temps et de rendus. En outre, la data et le ciblage font largement partie de l’ADN de la marque et risquent de brider les motivations du diffuseur au moment du choix de ses contenus, sans oublier la perspective d’un passage prochain à la publicité dans des plateformes aujourd’hui exclusivement financées par l’abonnement.

Le cinéma, par une dangereuse production “à la chaîne”, risque ainsi d’être ramené de fait à son acceptation industrielle plutôt qu’artistique. Si la technologie repousse les limites du possible, les finances et la loi du marché ne cessent elles de conditionner les tournages.