Au royaume des jeux vidéo, le consommateur est roi

Par Lucas Volle

La flexibilité et le choix du consommateur au centre de l’attention

Et si le traditionnel cycle de vie d’un jeu vidéo était révolu ? Le mode de consommation classique d’un jeu, depuis son achat chez un commerçant pour sa console de salon ou portable, jusqu’à sa consommation effective et définitive (on parlait de ‘terminer un jeu’) et sa mise au placard, semble appartenir au passé.

Pour s’en convaincre, Scott Phillips, Game Director chez Ubisoft sur le jeu Assassin’s Creed : Odyssey, sorti le 5 octobre 2018 sur la thématique de la Grèce Antique, explique dans une interview que « Cette année, notre stratégie de lancement vise à donner à nos joueurs plus de contenu dans un format épisodique. De la même manière qu’on attend le prochain épisode d’une série TV ou que l’on rattrape une saison sur un site de streaming, nos joueurs pourront bénéficier d’un contenu de jeu que nous leur fournirons en continu. » On voit bien avec cet exemple que la conception même d’un jeu par son éditeur a glissé progressivement d’une construction plus traditionnelle, avec un parcours de jeu défini mais surtout fini, jusqu’à un format beaucoup plus flexible, voire sériel dans le cas d’Assassin’s Creed : Odyssey, pour s’adapter aux exigences de nouvelles générations de joueurs habitués à pouvoir passer très librement d’un support à l’autre, de consommer quand ils veulent et où ils veulent. Prenons encore l’exemple d’Assassin’s Creed : Scott Phillips explique que bien évidemment, à l’achat du jeu, les consommateurs ont accès au jeu de base qui ressemble beaucoup à un jeu traditionnel, seulement cette version de base sera enrichie d’épisodes qui sortiront à intervalles réguliers selon un calendrier bien établi. Un nouvel épisode contenant des dizaines d’heures de jeu sortira toutes les six semaines, et entre ces épisodes sortiront de plus courts formats sous forme de missions explorant plus en profondeur le monde grec et la mythologie. Les joueurs pourront donc bénéficier d’une extrême flexibilité dans leur consommation du jeu, en choisissant comme pour une série, de jouer un épisode à sa sortie ou d’attendre qu’ils soient tous sortis et les « binge-jouer ».

Calendrier de post-lancement de contenu pour Assassin’s Creed : Odyssey – Site Officiel d’Ubisoft

Cette stratégie de création et de distribution du jeu sous un format moins linéaire confère plusieurs avantages à Ubisoft et répond à plusieurs problématiques issues d’un marché en constante évolution. Tout d’abord, cette stratégie permet de faire vivre le jeu et par extension la licence beaucoup plus longtemps que si le contenu était consommé d’une traite. La durée de vie de la licence devient presque infinie, car elle est sans cesse alimentée de nouveau contenu. Cela permet également de fidéliser beaucoup plus les joueurs sur le long terme autour de la licence et surtout de limiter les coûts de production pour éviter d’avoir à sortir un budget colossal de manière trop régulière. En effet, une entreprise comme Nintendo a pu se permettre dès la fin des années 1990 de fidéliser les joueurs de sa licence Pokémon en produisant énormément de jeux dans le temps : le premier Pokémon Vert sur Game Boy au Japon en 1996, puis Rouge et Bleu, Jaune, Or et Argent, Cristal, Rubis et Saphir, Émeraude, Rouge Feu et Vert Feuille, Diamant et Perle, Platine, Or Heartgold et Argent Soulsilver, Noir et Blanc, X et Y, Soleil et Lune, etc. Cette fidélisation de plusieurs générations de joueurs au fur et à mesure de jeux sortis à un ou deux ans d’intervalle a été rendue possible car le budget d’un jeu comme Pokémon X et Y se situe entre 10 et 20 millions de dollars. Ceci n’est pas vraiment possible dans le cas de jeux comme Assassin’s Creed : Odyssey dont la production a coûté plusieurs centaines de millions de dollars, ou pour des « blockbusters » comme GTA V de Rockstar Games qui a coûté 285 millions de dollars à produire. Si GTA V était un film, il serait le 5ème film le plus cher de l’histoire !

Un jeu vidéo toujours plus mobile

Cette adaptation constante aux attentes des joueurs sur la flexibilité et la consommation choisie se manifeste également dans la part croissante du mobile dans l’industrie des jeux vidéo. Qu’y a-t-il en effet de plus flexible qu’un jeu mobile que l’on peut ouvrir n’importe quand et surtout n’importe où ? Selon le Global Games Market Report de 2018 de Newzoo (cabinet spécialisé en data et en recherche pour le marché des jeux vidéo), le marché est actuellement très équilibré entre mobile et physique : sur les 138 milliards de dollars de revenus du marché mondial des jeux vidéo, 51% sont issus du mobile et 49% du physique (moitié PC, moitié console). Toutefois, si l’on regarde plus attentivement les tendances, la croissance des revenus du segment mobile a été beaucoup plus importante avec 29% de croissance en une année pour le segment des smartphones et 13% pour les tablettes, alors que le marché physique a connu une croissance beaucoup plus lente avec respectivement 4,1 et 1,6% pour les segments console et PC.

Quel avenir pour les consoles ?

Doit-on alors s’attendre à la fin des consoles physiques dans les prochaines années ? C’est en tout cas l’avis d’Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft, pour qui la nouvelle génération de consoles physiques pourrait être la dernière. Dans une interview accordée au site Variety, il explique que « nous allons voir arriver une autre génération de consoles, mais il y a beaucoup de chance que progressivement nous voyons de moins en moins de hardware. Avec le temps, le streaming sera plus accessible à de nombreux joueurs et il ne sera pas nécessaire d’avoir beaucoup de hardware à la maison.». Enfin, il conclut en avançant qu’« il y aura une prochaine génération de consoles et après cela, ce sera le streaming, pour tous ». Des déclarations confortées par les chiffres du rapport SELL de février 2018 selon lequel les ventes de jeux physiques ont augmenté de 6% en un an contre 46% pour les jeux dématérialisés. La tendance est clairement à l’abandon progressif du hardware, toutefois il faut noter que cette tendance n’est que le reflet de nouvelles façons de consommer le contenu de jeux vidéo dont le marché global de 2,5 milliards de joueurs se porte très bien. Ce qui change radicalement, c’est l’exigence croissante des joueurs de pouvoir consommer quand ils veulent et où ils veulent un contenu qui offre une réelle expérience de jeu et une immersion totale. Cette demande pousse les éditeurs à déployer des trésors d’inventivité mais surtout des moyens colossaux pour étoffer l’expérience de jeu afin de faire vivre un contenu riche et divertissant à leurs consommateurs. Nous avons déjà abordé la question des budgets colossaux, mais la création d’Assassin’s Creed : Odyssey par exemple a nécessité le travail de nombreux historiens pour la création des décors, plus de 30 heures de capture de mouvements d’acteurs pour correspondre à la nouvelle forme narrative du jeu (on écrit sa propre histoire, c’est-à-dire qu’aucun joueur ne vivra le même scénario du jeu en fonction de ses actions), et environ 70 films mis bout à bout en contenu audio avec toutes les lignes différentes des acteurs. Le travail autour d’un jeu vidéo se rapproche de plus en plus du travail accompli autour de projets artistiques de grande ampleur comme des films, dans un souci d’immersion et d’expérience de jeu.

Comme beaucoup d’autres avant lui, le secteur des jeux vidéo connaît des bouleversements rapides et profonds qui font que la victoire appartiendra à ceux qui anticiperont le mieux les tendances. Dernièrement, Nintendo a réalisé un véritable carton avec sa console hybride Switch, qui offre la flexibilité du mobile mais la richesse d’immersion du physique. Cela correspond à une très bonne lecture d’une tendance, et il y en aura beaucoup d’autres à anticiper dans le futur. Pour Microsoft par exemple, l’enjeu de demain est la conception d’une plateforme de cloud gaming, c’est-à-dire de jeu en streaming à la demande, appelée Projet xCloud. De la même manière que l’on peut visionner sur Netflix un contenu depuis son portable puis le continuer sur son PC, l’idée est de pouvoir jouer à n’importe quel jeu quand on le souhaite et depuis n’importe quel device. Le challenge est technique, car le cloud gaming déplace l’exécution du contenu depuis la console, l’ordinateur ou le smartphone à distance : ce contenu sera exécuté sur une plateforme en cloud, où le contenu sera produit, puis streamé jusqu’à un appareil connecté. Les pratiques n’ont pas fini d’évoluer et continueront de façonner l’industrie au fil du temps ; ce qui reste inchangé est l’âme de joueur qui réside en chacun de nous…

SOURCES:

https://assassinscreed.ubisoft.com/game/fr-fr/news-updates/334780/season-pass-content

http://gimmegimmegames.com/2013/10/game-freak-needed-20-developers-make-pokemon-x-y/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_jeux_vid%C3%A9o_les_plus_chers_%C3%A0_produire

https://newzoo.com/insights/articles/newzoos-2018-report-insights-into-the-137-9-billion-global-games-market/

https://variety.com/2018/gaming/features/death-of-the-console-1202833926/

http://www.sell.fr/sites/default/files/lessentiel_du_jeu_video_fevrier_2018_0.pdf

https://www.lapresse.ca/techno/jeux-video/201810/05/01-5199150-assassins-creed-odyssey-le-voyage-en-grece-dubisoft-quebec.php

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/03/03/pourquoi-la-nintendo-switch-connait-un-tel-succes_5265224_4408996.html